mardi 15 août 1995

Les éditeurs, et Emacs: plus jamais

(dans la série François gazouille)

J'en avais ras-le-bol d'apprendre et de réapprendre des éditeurs à chaque fois que je changeais de pupitre. Au début, c'était amusant, ces éditeurs de ruban de papier pour PDP-11, Interdata, et autres petites machines qu'il m'a fallu tous comparer et digérer. Le Cyber, énorme écraseur à l'époque, pourtant pauvre en logiciels, en avait foison, parce que chaque site avait apporté sa solution.

Au Centre de Calcul de l'Université de Montréal, mon alma mater, ce fut d'abord TELUM (Mulet à l'envers, comme disait Gilles Brassard), et plus tard, partie d'un Telum profondément refondu, ED. Une centaine d'usagers simultanément présents s'arrachaient un seul CPU muni d'une petite mémoire. C'était un tour de force que d'y parvenir, et la prestigieuse réussite de l'équipe système du temps qui, sous la paternelle surveillance de Guy Basque, a permis à des Alain Rochon, Godefroy Lemonnier et Pierre Gaumond d'exprimer leur point de vue. On pourrait faire un roman de cette épopée. Plusieurs de ceux qui ont pesté contre les /I et les /*D n'ont pas vu à quel point ces compromis étaient adéquats, et permettaient à l'implantation de faire tant avec si peu. En bout de course, avec les Groupes d'Intervalles Admissibles, et un grand nombre de commandes nuancées, ED préfigurait la luxuriance totale, et l'orgasme cybernétique. Les usagers ont été fort bien servis!

Mais ED n'existait qu'à l'Université. À la défunte Société de Mathématiques Appliquées, qui a d'abord optimisé le placement des fauteuils à la place des arts, puis calculé les listes de payes de débardeurs du port, avant de faire du film porno, puis disparaître, nous parlions Télesma, un éditeur très différent, mais fort puissant, conçu par André Dupras. Pas trop d'usagers à la fois, par contre. BONJOUR avait son AIDIT, j'ai avalé UCEDIT, l'éditeur d'INTERCOM, d'autres pour NOS, j'en passe sûrement.

Au Centre Météorologique de Dorval, un nid de fonctionnaires canadiens, peut-être le seul on l'on a horreur de passer la journée à parler de la pluie et du beau temps ☺, j'aurai au moins découvert TXED, à l'honneur là-bas, admirable dans l'orthogonalité de ses concepts, élégant, et produit par un étudiant brillant de Concordia. J'ai tapagé pour TXED à l'Université, qui l'a finalement installé, mais Guy Basque, qui s'y est senti forcé, m'en a voulu un peu.

J'ai le cuisant souvenir d'un éditeur innommable qui, après deux fois un deux-points dans une même ligne, brisait et bloquait la ligne de communication entre Montréal et Québec pendant un bon quart d'heure, sans pardon possible. Aucun éditeur alternatif. Il ne fallait qu'attendre. Mon écriture dense, avec les := de Pascal, combinés à l'habitude, rendait la chose épouvantablement malcommode. L'équipe informatique locale avait appris à vivre très harmonieusement avec la situation et développé, en plus d'une grande désinvolture, une expertise certaine au backgammon. Mais pour moi, alors déchiré entre plusieurs contrats et pour qui chaque heure était précieuse, c'était l'horreur totale.

Le PDP-10, une machine magnifique, et qui répondait Not war? à la commande make love, m'a révélé TECO, unique en son genre, cryptique, puissant. On pouvait tout faire en TECO: mon bon ami Gilles Brassard y avait commis un macro capable de jouer au Nim avec l'usager. Puis, à la toute autre extrémité du spectre, SOS, une espèce de super-TXED, verbeux, utile, excellent, que j'ai étudié très profondément, aussi. Et le EDT de RSX-11 et du VAX? Trois éditeurs en un, disait la publicité! C'était fort vrai: il m'a fallu les examiner et les apprendre tous les trois, et en grand détail. Sur mon petit Apple ][, principalement Wordstar, et le bijou de concision que Borland en a fait par la suite, plus tard Wordperfect sur MSDOS, et quelques autres, c'est sans fin.

Pour Odyssée Recherches Appliquées alors naissant, j'ai appris Unix tout seul dans un coin sombre, sans autres ressources qu'une pile de manuels. Pour installer et réseauter leurs machines, j'ai dû avaler vite et beaucoup. ed, ex, vi (sans enthousiasme), et oh donc! Alors, quand Alain Polguère, homme aux innombrables caprices, a cherché à me convaincre avec ardeur qu'il me fallait absolument apprendre un nouvel éditeur nommé Emacs, j'ai simplement pensé Pas encore un autre! et n'ai vraiment rien voulu savoir. Lorsqu'il m'a pressé de le lui installer et m'a fourni, sur ruban QIC, une distribution de plusieurs Megs et partiellement écrite en LISP, je me suis dit: Mais qu'est-ce que cette abonimable horreur!. Devant l'insistance d'Alain et, comme chacun le sait, toujours bon prince en tout ☺, l'un de ces tranquilles vendredi soirs, je m'y suis mis. C'était des siècles avant Autoconf, croyez-moi. Installer Emacs à cette époque, pour un néophyte comme moi, c'était la croix et la bannière, mais j'ai vaincu.

Bon, bien! Hors de Suntools, sur l'écran brut, j'appelle emacs, une fois seulement, juste pour voir si mon installation donne quelque chose. Bon, parfait, ça répond, c'est installé! Comment sortir d'ici maintenant? quit? exit? q? x? e? Mais qu'est-ce que cette histoire… Bon, s'il faut être brutal alors: Ctrl-C? Ctrl-Y? Ctrl-\? Esc? Rien!? Mais c'est une abomination! mon, sys, system, shell, out, merde… Allons donc, un administrateur de système Unix ne va tout de même pas à aller jusqu'à réamorcer une station de travail pour sortir d'un éditeur! On a sa fierté, fichtre!

Alors, vous savez ce que j'ai fait? La mort dans l'âme, à mon corps défendant, furieux, je me suis résolu à suivre les instructions données au départ, et j'ai lu le tutoriel de Emacs, en grognant, en gémissant, en maugréant, jusqu'au moment où, beaucoup trop d'écrans plus tard, je finisse par découvrir la combinaison de clefs, magique et damnée, qui me permettra de sortir du ventre du monstre. Et je me suis bien promis, ce jour-là, que les poules auraient des dents avant qu'on m'y revoie, dans cet éditeur!

François Pinard, août 1995.

samedi 15 avril 1995

Jack, opinions et société

(dans la série François gazouille)

«Ouvrez-moi!», quel nom inattendu pour un journal! À une autre époque, ne croyez-vous pas, un titre pareil aurait sûrement attiré l'attention de Jack l'éventreur! Oh, je sais bien, les temps ont changé, et nous n'en sommes plus là, paraît-il. Et pourtant, chez certains de mes lecteurs, mes opinions réveillent parfois, encore, un petit éventreur au fond de leur âme! ☺

Non, que certains se rassurent, que d'autres me pardonnent, je ne vous entretiendrai pas tout de suite de l'usage d'un français correct en messagerie informatique. Pas ce coup-ci, en tout cas. Laissez-moi d'abord décanter le million de caractères accumulés sur nos pratiques québécoises, pour en distiller la quintessence, pour fractionner elixirs et venins, que nous boirons ensuite tout ensemble.

L'équipe du journal me laisse la voie libre pour discuter ici, à chaque parution, d'un sujet de mon choix, et j'ai bien l'intention de m'y amuser! Mes interventions pourraient être anecdotiques et rappeler des fragments d'histoire. Je pourrais présenter des petits problèmes concrets ou théoriques, et esquisser leur solution. Ou faire des mini-sondages sur des sujets précis et commenter les résultats. Bien sûr, partager quelques problèmes ou avenues que j'aperçois dans GNU, ou même, dans ma programmation personnelle. Et pourquoi pas, si le coeur m'en dit, parler de mon orgue, tout simplement, pour le plaisir de sa mathématique!

Aujourd'hui, j'aurais voulu vous parler des grandes oeuvres, vous faire l'apologie des dictatures, et chicaner un peu la démocratie. Il me reste bien peu d'espace pour aborder toutes ces grandes questions. À une autre fois, donc, les avantages de la dictature! Pour l'instant, laissez-moi esquisser quelques réflexions sur les méfaits de la démocratie. Et pourtant, il y aurait tant à dire!

Les malaises de l'informatique reflètent, plus que l'on pense, ceux de la société. En cette fin de siècle, la démocratie se réduit de plus en plus à un ensemble de mécanismes pour protéger obsessivement les libertés dites individuelles, pour devenir une espèce de pacte collectif dans lequel chacun s'entend pour tout laisser faire autour de lui, pourvu qu'en retour où on lui laisse tout faire de son côté. La distinction entre mollesse et tolérance est totalement confuse, et il est de plus en plus rare de voir quelqu'un oser prendre une décision qui serve autre chose que d'appronfondir ce pacte orienté vers un laisser-faire général.

En informatique comme dans la vie, il est plutôt mal vu d'avoir une opinion, et très indélicat d'aller jusqu'à l'exprimer. Dites n'importe quoi de significatif, et l'on vous servira un tollé de protestations. Prenez une décision exécutoire, ou son contraire exact si vous préférez, vous recolterez de toute façon une grève et des pancartes. Pour faire taire la clameur ou éviter le procès, vous vous excuserez d'avoir parlé. Pour débloquer les rouages, vous retirerez votre projet de loi, et amenderez vos coupures.

En tant qu'informaticiens, nous goûtons depuis longtemps à l'anarchie originale de Usenet, et son prolongement naturel sur l'Internet. De plus, notre époque transporte une espèce de terreur d'obéir à quelque chose, ou de nous plier à une exigence collective, à moins que le «sacrifice» soit rentable à très court terme. Les gens ne font plus crédit! Ce cosme cybernétique caricature habilement notre société mondiale, et nous laisse un avant-goût de ce que nous sommes en train de devenir, en moyenne. Je vois trop souvent cette terreur latente s'exprimer par une susceptibilité à fleur de peau, à fleur d'âme, à fleur d'égo. Un égo d'ailleurs gonflé à l'extrême, tendu, souvent vide et terne, plutôt mince, et très très fragile…

Avec un peu de chance, si je ne suis pas en procès, et si vous n'éclatez pas tous entre-temps ☺, nous devrions nous rejoindre plus tard, dans un autre «Ouvrez-moi!». Jack?

François Pinard, avril 1995.