samedi 15 juin 1996

Le téléphone de la terreur

(dans la série François gazouille)

Je devais partir en mission dans un autre pays, pour un petit temps. Comme il arrive parfois avant un départ, plusieurs d'entre vous ont des expériences semblables, il fallait régler plusieurs urgences, éteindre quelques feux et stabiliser l'ensemble, de telle manière que mon absence ne se remarque pas trop et que surtout, mon retour me soit plus agréable.

La nuit précédente, et plusieurs autres avant d'ailleurs, je travaillais encore de longues heures, dans un état mental imprécis, situé quelque part entre l'éveil, le sommeil et le somnambulisme. D'un terminal à la maison, je communiquais avec l'une des quelques machines Unix dont j'avais la responsabilité. C'est expressément que mon patron m'avais demandé de mettre en place un nouveau dialer UUCP, pour couper sur les frais d'interurbains, avant mon départ. N'ayant ni le temps ni l'opportunité d'aller tout vérifier sur place, et pour m'assurer que tout était bien en fonction, j'ai rapidement configuré un voisin UUCP bidon, avec un nom inventé, mais utilisant mon propre numéro de téléphone, qui devait être appelé bientôt, soit à 4:03 du matin. Eh puis, à la course, j'ai coupé ma connection informatique. Effectivement, deux minutes plus tard, mon téléphone a sonné. Bravo, enfin, tout fonctionnait! J'ai soulevé le récepteur et l'ai laissé retomber en place. Fourbu, épuisé, je me suis tombé comme une roche dans le sommeil, me suis levé tôt pour prendre l'avion, et j'ai tout oublié de ce dernier test. La grande ivresse et la grande fatigue ont souvent eu l'oubli total en commun.

Quelques semaines plus tard, après un voyage fructueux, en pleine forme, j'étais de retour. En plein milieu de la nuit, j'ai été réveillé par l'un de ces appels stupides, vous savez, où personne ne parle à l'autre extrémité. Probablement un faux numéro, commis par quelqu'un qui n'aura pas même eu la décence de s'excuser. Misère! Il y en a qui ne savent vraiment pas vivre… Le jour suivant, encore une fois, un téléphone en pleine nuit. Plutôt étrange. Et le jour suivant, la même chose… Quelque masturbateur (trice?) stimulé par ma voix? Et tous les jours suivants, avec une grande régularité, chaque nuit autour de quatre heures, un téléphone silencieux! Non, définitivement, ça ne ressemblait en rien à des appels d'intention obscène. Il fallait que ça soit autre chose. Ça relevait plus de la terreur. Mais qu'est-ce donc qui pouvait amener un individu à une telle persistance? Quelqu'un qui voulait me persécuter, au point de nuire à son propre sommeil avec une telle férocité? Parce que quand même, pour me réveiller, il fallait bien qu'il se réveille lui-même d'abord! Allons donc! Un bon gars comme moi, franc, sympathique et avenant avec tout le monde, ne pourrait pas avoir de tels ennemis!

Non, ça n'était pas croyable. Il faut croire que c'est ça, vivre à Montréal! Allais-je faire intervenir le Bell? La police? J'étais pourtant sûr d'avoir le cuir plus dur que ça… Bof, toute désagréable qu'elle soit, ne me suffirait-il d'apprendre à vivre avec cette nouvelle misère? Je n'allais quand même pas permettre à un dément (ou une démente) de déranger ma vie, ni lui donner un tel pouvoir. Alors, le plus simplement du monde, tous les soirs, j'ai pris l'habitude de fermer le volume de la sonnerie, et de laisser mon répondeur s'occuper de recevoir l'appel nocturne à ma place. Pourquoi m'en faire? Une machine, j'en étais sûr, allais bientôt décourager le plus féroce des dérangés. Pourquoi s'y obstinerait-on, une fois compris que, manifestement, la persécution ne m'affecte plus?

Mais contre mes espoirs, tout a continué. Jour après jour, semaine après semaine. Ce qu'il faut être siphonné pour fixer ainsi, éperduement, sur un numéro de téléphone particulier. Était-il Dieu possible que quelqu'un puisse me haïr à ce point? Ça dépassait mon entendement. Alors, penaud d'avoir tant attendu sans avoir réussi à décourager mon bourreau, ne serait-ce qu'un peu, je me suis finalement résolu a prendre information auprès de la compagnie de téléphone et de la police, qui m'ont envoyé les paperasseries légales par lesquelles je m'engageais à poursuivre en justice l'offenseur, une fois que les appareils de pistage l'auraient bien identifié. Le téléphone afficheur n'était pas encore inventé à ce moment-là, et c'était alors une condition préalable, posée par le Bell, avant de mettre en place l'artillerie lourde.

Mais, chanceux dans ma malchance, et avant d'avoir retourné les papiers signés, j'ai eu à travailler à nouveau sur la configuration UUCP de la machine pour laquelle j'avais installé un nouveau dialer. (Bien sûr, je me souvenais au moins d'avoir fait cette installation, quand même!) Mais mon oeil a été attiré par ce nom de site UUCP étrange, que je ne connaissais pas. Ma curiosité attisée, et en scrutant davantage, imaginez ma surprise ébahie d'y découvrir mon numéro de téléphone. Mais comment donc mon propre numéro, à la maison, a-t-il pu atterir dans ce fichier?

Puis, tout d'un coup, frappé par l'éclair, tout m'est revenu à la mémoire. L'essai, plusieurs mois auparavant, juste avant de m'envoler au loin! Et ce 4:03, très clair, tellement évident dans les fichiers de configuration! Et l'essai qui s'est poursuivi, automatiquement, jour après jour. En une seconde, toute l'horreur m'est apparue. C'était moi, le forcené qui m'avait persécuté pendant des mois!

Avec mon gazou un peu paranoïde!
François Pinard, juin 1996.