samedi 15 avril 1995

Jack, opinions et société

(dans la série François gazouille)

«Ouvrez-moi!», quel nom inattendu pour un journal! À une autre époque, ne croyez-vous pas, un titre pareil aurait sûrement attiré l'attention de Jack l'éventreur! Oh, je sais bien, les temps ont changé, et nous n'en sommes plus là, paraît-il. Et pourtant, chez certains de mes lecteurs, mes opinions réveillent parfois, encore, un petit éventreur au fond de leur âme! ☺

Non, que certains se rassurent, que d'autres me pardonnent, je ne vous entretiendrai pas tout de suite de l'usage d'un français correct en messagerie informatique. Pas ce coup-ci, en tout cas. Laissez-moi d'abord décanter le million de caractères accumulés sur nos pratiques québécoises, pour en distiller la quintessence, pour fractionner elixirs et venins, que nous boirons ensuite tout ensemble.

L'équipe du journal me laisse la voie libre pour discuter ici, à chaque parution, d'un sujet de mon choix, et j'ai bien l'intention de m'y amuser! Mes interventions pourraient être anecdotiques et rappeler des fragments d'histoire. Je pourrais présenter des petits problèmes concrets ou théoriques, et esquisser leur solution. Ou faire des mini-sondages sur des sujets précis et commenter les résultats. Bien sûr, partager quelques problèmes ou avenues que j'aperçois dans GNU, ou même, dans ma programmation personnelle. Et pourquoi pas, si le coeur m'en dit, parler de mon orgue, tout simplement, pour le plaisir de sa mathématique!

Aujourd'hui, j'aurais voulu vous parler des grandes oeuvres, vous faire l'apologie des dictatures, et chicaner un peu la démocratie. Il me reste bien peu d'espace pour aborder toutes ces grandes questions. À une autre fois, donc, les avantages de la dictature! Pour l'instant, laissez-moi esquisser quelques réflexions sur les méfaits de la démocratie. Et pourtant, il y aurait tant à dire!

Les malaises de l'informatique reflètent, plus que l'on pense, ceux de la société. En cette fin de siècle, la démocratie se réduit de plus en plus à un ensemble de mécanismes pour protéger obsessivement les libertés dites individuelles, pour devenir une espèce de pacte collectif dans lequel chacun s'entend pour tout laisser faire autour de lui, pourvu qu'en retour où on lui laisse tout faire de son côté. La distinction entre mollesse et tolérance est totalement confuse, et il est de plus en plus rare de voir quelqu'un oser prendre une décision qui serve autre chose que d'appronfondir ce pacte orienté vers un laisser-faire général.

En informatique comme dans la vie, il est plutôt mal vu d'avoir une opinion, et très indélicat d'aller jusqu'à l'exprimer. Dites n'importe quoi de significatif, et l'on vous servira un tollé de protestations. Prenez une décision exécutoire, ou son contraire exact si vous préférez, vous recolterez de toute façon une grève et des pancartes. Pour faire taire la clameur ou éviter le procès, vous vous excuserez d'avoir parlé. Pour débloquer les rouages, vous retirerez votre projet de loi, et amenderez vos coupures.

En tant qu'informaticiens, nous goûtons depuis longtemps à l'anarchie originale de Usenet, et son prolongement naturel sur l'Internet. De plus, notre époque transporte une espèce de terreur d'obéir à quelque chose, ou de nous plier à une exigence collective, à moins que le «sacrifice» soit rentable à très court terme. Les gens ne font plus crédit! Ce cosme cybernétique caricature habilement notre société mondiale, et nous laisse un avant-goût de ce que nous sommes en train de devenir, en moyenne. Je vois trop souvent cette terreur latente s'exprimer par une susceptibilité à fleur de peau, à fleur d'âme, à fleur d'égo. Un égo d'ailleurs gonflé à l'extrême, tendu, souvent vide et terne, plutôt mince, et très très fragile…

Avec un peu de chance, si je ne suis pas en procès, et si vous n'éclatez pas tous entre-temps ☺, nous devrions nous rejoindre plus tard, dans un autre «Ouvrez-moi!». Jack?

François Pinard, avril 1995.